Les hommes immenses nous laissent muets lorsqu’ils nous quittent. Au fond, ils sont immortels, sans doute bien plus que certains académiciens. Ce grand poète, cet humaniste exceptionnel aurait bien mérité de siéger sous la coupole et pourtant, notre République a été bien défaillante avec lui, comme elle l’été trop souvent avec les antillais. Mais il était plus grand et a su mieux honorer ses valeurs que tant de ceux qui prétendent s’y référer. Aucune injustice ne le laissait indifférent. Aucune oppression n’était pour lui acceptable. Il bannissait l’intolérance, aimait les hommes autant que l’égalité.
La force de mes mots sera bien mince face à celle de cet éveilleur de conscience.
Il suffit d’avoir rencontré Aimé Césaire pour comprendre comment son
amabilité, sa modestie, son regard généreux avait un effet
démultiplicateur d’énergie, de compréhension , de lucidité et de colère
féconde sur vous. Il vous transformait en peu de temps.
Un des moments les plus impressionnants de ma vie a été ma rencontre
avec Aimé Césaire, à Fort de France. Ce n’est pas récent, c’était en
juin 1992. Ministre du logement, Aimé Césaire m’avait invité à visité
les quartiers populaires de la Martinique et souhaitait que nous
accélérions la lutte contre l’habitat insalubre. Il regrettait que les
ministres de gauche n’aient pas suffisamment pris la mesure de
l’urgence et de l’enjeu. Il m’avait gentiment dit qu’il savait que je
ne me résignerais pas et que jamais je ne baisserais les bras devant
l’ampleur de la tâche. Devant ses compliments, je me sentais quelques
secondes sur un petit nuage, mais très vite c’est le poids de la
responsabilité qui me submergeait. Nommée ministre en Avril, je partais
dés juin en Martinique. Aimé Césaire m’a fait visité « Fond populaire »
et d’autres quartiers qui ressemblaient à des bidonvilles
institutionnalisés. Personne n’imagine comment Aimé Césaire y était
reçu. Comment accepter la lenteur de l’action publique face à la
misère et à des conditions indignes de notre pays ? Je n’arrive
toujours pas à comprendre et en tout cas à accepter. J’avais vu aussi
les belles réalisations qui montraient la voie pour l’avenir. Mais il
fallait des moyens et je ne pouvais me dérober à cette exigence.
Aimé Césaire m’a reçu à la mairie. Mais il n’avait pas voulu venir à la
préfecture. Il m’avait raconté, et j’ai pu le vérifier sur bien des
sujets, l’étrange comportement de l’Etat à son égard et celui de ses
compatriotes martiniquais. Une anecdote m’est revenue à l’esprit. Il
m’avait dit de regarder derrière la préfecture : je constatai alors
avec stupéfaction que si la façade du devant était bien repeinte,
l’arrière tombait en lambeau ! Les ministres et les gouvernants étaient
reçus avec des tapis rouges, l’Etat faisait bonne figure mais la
réalité était toute autre et cette réalité, on ne la montrait pas….
Aimé Césaire ouvrait nos yeux. Les siens se referment aujourd’hui mais
il demeurera comme l’une des grandes figures de notre histoire. Pour
moi et sans doute pour bon nombre de ceux qui l’ont rencontré, il
restera comme une voix douce et posée, toujours présente, qui parle au
cœur, à l’esprit quand il faut tenir bon et défendre l’Humain.