Forcément, cette disparition symbolique fait réfléchir chacun, surtout lorsqu’on a été bercé dans sa prime enfance par les souvenirs d’un grand-père qui avait fait Verdun. Au cours du temps, son regard sur cette période et en tout cas son témoignage changeait. Toute petite, il me racontait l’héroïsme de sa génération, le courage, la prise puis la perte et encore la reprise du fort de Vaux qui avaient provoqué tant de morts..
Mais avec le temps, d’autres images, d’autres paroles s’imposaient : l’insupportable, les aberrations du commandement qui sacrifia souvent inutilement tant de vies humaines, la décimation, l’alcool indispensable pour sortir des tranchées, la peur au ventre, les baïonnettes… Mon grand-père Lienemann avait des papiers militaires au nom de Mercier, car son père, mon arrière grand-père, avait quitté en 1870, après la défaite, l’Alsace pour s’installer à Belfort. Il voulait rester français, il était patriote. Mais les alsaciens arrêtés par les Allemands, pendant ce conflit terrible que mon grand-père s’obstinait à appeler la grande guerre, étaient fusillés comme déserteurs ! Alors, ils avaient de faux-papiers. Il lui est resté longtemps une rancune profonde contre les allemands. Il n’a jamais voulu parler alsacien et si nous retournions souvent le dimanche en Alsace pour des visites, des repas de famille, il n’avait aucun regret d’avoir quitté sa région d’origine, mais plutôt une fierté d’être Belfortain, car à Belfort, on a toujours résisté et défendu la France.
Je me souviens aussi de sa fierté, lui pourtant si catholique, de nous montrer les nombreux clochers du Sundgau qu’il avait fait tomber, au début de la guerre 14-18, pour qu’ils ne servent pas de repères aux tirs allemands. Ma grand-mère, assez bigote, se signait, voyant dans cet acte militaire, un péché. Cela faisait rire mon grand-père qui avait été élevé à la communale et qui mettait la défense de la France au dessus de contingences pseudo-religieuses subalternes. Nous allions souvent à Seppois, ou mon grand-père avait arrêté, avec ses camarades, le groupe d’Uhlans qui avaient tué le caporal Peugeot, le premier mort de cette guerre. Il avait gardé comme trophée le casque à pointe, le fer à cheval d’un de ces Uhlans. Ils sont désormais au musée de Belfort. On ne s’imaginait pas qu’à cette époque, le service militaire pouvait durer 3 ans. Et en 1914 mon grand père était presqu’au bout de ces 3 ans, quand il a du continuer. Il était peintre en bâtiment, avec un trésor de savoir faire entre ses mains, il n’était pas militaire dans l’âme mais il ne m’a jamais dit qu’il trouvait tout cela anormal. Moi, je trouvais cela effarant ! Reste qu’à chaque arrivée à Seppois, où nous allions retrouver la patronne de l’Auberge du village qui était devenue une amie de la famille, en bas de la côte, mon grand père entonnait des chants militaires et d’abord un chant de la cavalerie, « la monteras-tu la côte, la montera tu la côte… la la la » et tout cela avait un rythme martial qui donnait l’impression d’engager une charge victorieuse… après le repas, c’était « La Madelon ». Car en France, la grandeur, la gravité ont, heureusement toujours un contrepoint plus humain, plus bon vivant : l’amour, les femmes, le vin, la vie… Alors, une page d’histoire semble se tourner. La France a bien changé, nous n’oublierons pas. Mais les poilus avaient fait le serment en 1918 : « plus jamais ça». Le pire est néanmoins revenu.
Le devoir de mémoire impose de reprendre cet engagement: plus jamais ça. C’est pourquoi, il faut réussir l’Europe. Hasard du calendrier, hier nous fêtions à Strasbourg les 50 ans du Parlement Européen. Une dernière image me revient, plus proche, François Mitterrand et Helmut Kohl se tenant la main devant une tombe à Verdun. L’Europe ne nous apportera la paix que si, elle est celle des peuples et leur apporte prospérité et progrès. La paix est toujours fragile. N’oublions pas !